Avoirs russes gelés : l’Union européenne renonce à un précédent historique et opte pour un prêt massif à l’Ukraine
L’Union européenne n’aura pas franchi le Rubicon. Après des semaines de discussions intenses et de tractations diplomatiques, les Vingt-Sept ont échoué à s’accorder sur l’utilisation des avoirs russes gelés en Europe pour financer l’effort de guerre de l’Ukraine. Face à cette impasse, les dirigeants européens ont finalement choisi une solution de repli : un emprunt commun de 90 milliards d’euros, destiné à soutenir Kiev sur la période 2026-2027.
Cette décision, annoncée vendredi 19 décembre à l’issue d’un sommet européen à Bruxelles, illustre les limites politiques, juridiques et stratégiques de l’Union face à un dossier inédit. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, près de 210 milliards d’euros d’avoirs de la Banque centrale russe sont immobilisés en Europe, dont l’essentiel en Belgique via la société financière Euroclear. Leur utilisation aurait constitué un tournant historique dans le droit international financier. Mais le risque était jugé trop élevé.
Le blocage belge et la crainte des représailles russes
Au cœur de l’échec figure la Belgique, pays hôte de la majorité de ces avoirs. Bruxelles a fait valoir, depuis plusieurs mois, de fortes inquiétudes quant aux conséquences économiques et juridiques d’une telle décision. Le Premier ministre belge, Bart De Wever, avait exigé de solides garanties européennes pour couvrir d’éventuelles représailles russes ou des décisions de justice défavorables. Des garanties que ses partenaires n’étaient pas prêts à accorder sans limites.
La prudence belge s’est renforcée après la saisine par la Banque centrale russe d’un tribunal de Moscou contre Euroclear. En toile de fond, la menace du Kremlin de saisir les actifs, investissements et dividendes des entreprises occidentales encore présentes en Russie. Selon l’Institut d’économie de Kiev, ces entreprises détenaient encore au moins 108 milliards d’euros d’actifs en Russie en 2024, dont une partie a déjà été gelée ou confisquée par Moscou.
À ces pressions économiques s’ajoutent des soupçons de campagnes d’intimidation. D’après le quotidien britannique The Guardian, des responsables politiques et financiers belges auraient été ciblés par des actions attribuées aux services de renseignement russes, afin d’empêcher toute décision sur les avoirs gelés. Dans ce contexte, aucun consensus n’a pu émerger entre les Vingt-Sept.
Un compromis financier faute de consensus politique
Faute d’accord sur ce mécanisme inédit et à haut risque, l’Union européenne s’est résolue à un emprunt commun de 90 milliards d’euros, destiné à couvrir l’essentiel des besoins financiers de l’Ukraine sur deux ans. « Nous avons un accord. La décision d’accorder 90 milliards d’euros de soutien à l’Ukraine pour 2026-2027 a été approuvée », s’est félicité sur le réseau social X le président du Conseil européen, Antonio Costa.
Cette solution vise à éviter un scénario redouté à Kiev : une pénurie de liquidités dès le premier trimestre 2026, alors que les États-Unis ont drastiquement réduit leur soutien financier après la décision de Donald Trump de fermer le robinet américain. L’Union européenne s’est ainsi engagée à prendre en charge les deux tiers des besoins de financement ukrainiens, estimés à 137 milliards d’euros.
Le prêt accordé sera à taux zéro, financé par le budget européen. L’Ukraine ne devra le rembourser que si la Russie verse, à terme, des réparations de guerre, a précisé la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.
Un accord politique… à géométrie variable
Si l’accord a été validé par les 27 États membres, son application sera toutefois limitée. La Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque, réticentes à poursuivre le soutien financier à l’Ukraine, ont exigé d’être exemptées de l’opération. Le prêt sera donc mis en œuvre par 24 pays, illustrant une nouvelle fois les fractures internes de l’Union sur le dossier ukrainien.
Pour le chancelier allemand Friedrich Merz, le compromis reste néanmoins un « message décisif » envoyé à Moscou. « Vladimir Poutine ne fera des concessions que lorsqu’il comprendra que sa guerre ne lui rapportera rien », a-t-il affirmé, non sans amertume. Berlin faisait partie des capitales favorables à l’utilisation des avoirs russes, une option désormais écartée.
Kiev soulagée, mais toujours dépendante
Du côté ukrainien, la décision européenne a été accueillie avec soulagement. Le président Volodymyr Zelensky a salué un « soutien important qui renforce véritablement notre résilience », tout en regrettant implicitement l’absence d’accord sur les avoirs russes, qui restent gelés mais inutilisables.
La situation budgétaire de l’Ukraine demeure extrêmement fragile. Le budget 2026 prévoit un déficit équivalent à 18,5 % du PIB, très au-delà des normes européennes. Près de 30 % du PIB ukrainien est consacré aux dépenses de défense, dans un pays en guerre totale. « Aucun État ne peut supporter de telles dépenses sans aide internationale », souligne Oleksandra Betliy, chercheuse à l’Institut pour la recherche économique de Kiev.
Depuis 2022, l’Union européenne a déjà versé plus de 187 milliards d’euros à l’Ukraine, dont environ un tiers sous forme d’aide militaire. Mais sans recours aux avoirs russes gelés, le financement de la guerre et de la reconstruction repose plus que jamais sur la solidarité européenne et sur des mécanismes d’endettement.
En renonçant à créer un précédent juridique majeur, l’Union européenne a choisi la prudence. Un choix qui sécurise ses intérêts économiques immédiats, mais qui laisse ouverte une question centrale : jusqu’où l’Europe pourra-t-elle financer la guerre ukrainienne sans faire contribuer, directement, l’agresseur russe ?

